Pierre Lamelin
L’affaire de Suez et le
jeu des acteurs :
les Etats-Unis
Rétrospectivement,
l’affaire de Suez marque plusieurs tournants : c’est d’abord la première
fois que le tiers-monde prend une si grande importance dans le conflit
est-ouest ; c’est ensuite la première manifestation d’un condominium
soviéto-américain dans la guerre froide ; c’est enfin le début de la toute
puissance américaine dans le camp occidental, après que les Etats-Unis ont
humilié leurs alliés. L’apparition de Nasser sur la scène internationale met au
jour l’opposition entre les Etats-Unis et la France et la Grande-Bretagne sur
la question coloniale. Les évènements de l‘année 1956 renforceront encore cette
opposition, à cause de la question du Moyen-Orient et du canal de Suez, avec la
politique historique du Président Eisenhower et de son secrétaire d’Etat John
Foster Dulles.
Comment
expliquer les choix déterminants des Etats-Unis dans ce conflit ?
Comment
expliquer la formation d’un tel contexte ? Et pourquoi avoir choisi la
diplomatie en faisant l’économie de la force dans cette affaire, alors que
cette préférence est clairement, en pleine guerre froide, un contournement de
l’endiguement ?
I Le
contexte de l’intervention
a) L’intérêt
américain au Moyen-Orient
Jusqu’alors
les intérêts des superpuissances se portent au Nord, mais le climat d’après
guerre marque un changement. Les Etats-Unis sont attirés au Moyen-Orient (donc
en l’Egypte, pays le plus grand) pour deux motifs :
- d’abord
par la doctrine de l’endiguement, pour faire obstacle à l’expansion soviétique
dans toutes les régions du monde,
- ensuite
au motif de la sécurité collective, qui favorise la création d’organisations
comme l’ONU pour résister aux menaces probables.
Dès lors,
les intérêts américains se heurtent aux européens, car les Etats-Unis ne
veulent pas reprendre à leur compte l’héritage de la prépondérance politique
européenne ; en fait, malgré la méfiance des dirigeants américains envers
Nasser, ils se remémorent les pères fondateurs américains avec les volontés
d’indépendance des pays du Sud… : la lutte contre l’impérialisme européen.
Ainsi, les
dirigeants américains d’efforcent tant bien que mal de combiner deux politiques
incompatibles : mettre fin au contrôle impérial de la Grande-Bretagne,
tout en exploitant les vestiges de l’influence britannique pour construire une
« digue » au Moyen-Orient.
Concrètement,
cela se traduit par l’invention par l’administration Eisenhower du concept de
« northern tier », ou « échelon nord », c’est-à-dire
une sorte d’OTAN au Moyen-Orient, regroupant la Turquie, l’Irak, la Syrie et le
Pakistan. Mais cet échelon se révèle vite être un échec.
Ainsi, le
Moyen-Orient, et surtout l’Egypte de Nasser, attirent dès le milieu des années
1950 l’intérêt américain. Celui-ci va rapidement se traduire en termes
concrets.
b) Le
« coup » d’Assouan
En 1955,
la présence de Nasser au pouvoir, plus anti-impérialiste que jamais et
l’influence croissante de Moscou sur l’Egypte ne sont pas sans agacer Dulles,
le secrétaire d’Etat pour les affaires internationales de Eisenhower.
Plutôt que
de renverser Nasser, comme le proposent les Britanniques, l’Amérique fait le
choix de se concilier Nasser, en proposant une aide financière pour le grand
projet du haut barrage d’Assouan, et ceci pour plusieurs raisons :
- c’est un
moyen futur de pression contre Nasser
- pour
mettre l’Egypte sous la coupole américaine dans l’optique de la guerre froide
- et
toujours dans le but d’affaiblir un peu la présence britannique, ces derniers
ne fournissant qu’une faible part dans le projet de financement (10% contre
90%).
Ainsi, le
14 décembre 1955, les Etats-Unis font officiellement leur proposition de
financement.
La
réaction de Nasser, dont le passe-temps favori est, comme le remarque
Kissinger, de « dresser les superpuissances l‘une contre l’autre »,
est surprenante. Le 16 mai 1956, il ne reconnaît plus le gouvernement de Tchang
Kaï-Chek.
Outré car
profondément acquis à Taiwan, Dulles décide de donner une leçon à Nasser, et le
19 juillet 1956, il décide de refuser le financement, car le barrage dépasse
les capacités économiques de l’Egypte.
Dulles se
prépare à une riposte égyptienne. Dans Time, il déclare que la décision
du barrage d’Assouan est « le plus gros coup que la diplomatie américaine
ait joué depuis longtemps ». En effet, si Nasser s’adresse à l’URSS et
qu’elle dit « non », l’échafaudage économique soviétique
s’écroulerait d’incohérence. Si l’URSS dit oui, alors Dulles prévoit d’expliquer
aux pays satellites comment Moscou gaspille son argent, alors que leurs
conditions de vie sont misérables.
La
réaction de Nasser est tout autre. Il appelle le 26 juillet au panarabisme et
annonce la nationalisation du canal de Suez, ce qui rend la France et la
Grande-Bretagne d’autant plus hostiles à Nasser.
II Le choix de la
diplomatie
a) De
la brève compréhension des alliés…
Dulles, présent le 1er août à Londres, déclare qu’ « un moyen doit être trouvé pour obliger Nasser à dégorger ce qu’il a essayé d’avaler ».
b) …à
la diplomatie dilatoire
Dans la théorie, et contrairement à ses alliés, Eisenhower et Dulles semblent croire à la possibilité de convaincre Nasser de participer à un système de sécurité au Moyen-Orient du type de l’OTAN. De plus, la peur du nationalisme arabe incite les Etats-Unis à la prudence. Cela passe nécessairement par une prise de distance avec les alliés sur le plan diplomatique, voire à une opposition ouverte si besoin est.
Dans les faits, Dulles propose d’abord une formule juridique pour continuer la libre circulation sur le canal malgré la nationalisation. Ensuite, avec Eisenhower, ils prônent la non-intervention en mettant en avant le refus de la violence.
Ainsi, dans une lettre destinée à Eden du 1er août, Eisenhower écrit : une intervention britannique prématurée « affecterait très gravement les sentiments du peuple américain à l’égard de ses alliés occidentaux. Je ne veux pas exagérer, mais je peux vous assurer que cette réaction pourrait s’intensifier au point d’avoir des conséquences d’une portée extrême ».
Clairement, Eisenhower ne croit pas la France et la Grande-Bretagne capables d’agir sans l’appui américain.
c) La
morale selon Dulles
En fait, ces choix s’incarnent dans la personne du secrétaire d’Etat John Foster Dulles, avocat d’affaires passionné pour la politique étrangère. Très religieux, ses choix s’inscrivent dans une certaine moralité, bien qu’il maîtrise bien la réalité, notamment la dynamique soviétique.
Dans la conférence maritime de Londres le 3 août, il continue d’appuyer la diplomatie :
« J’ai confiance qu’il sortira de cette conférence un verdict d’une telle force morale que nous pouvons être assurés que le canal de Suez continuera dans les années futures, comme il l’a fait pendant un siècle, à servir dans la paix les intérêts de l’humanité. »
Une autre idée de Dulles est la création d’un « Club des usagers » chargé d’exploiter le canal. Mais cette idée est refusée rapidement.
Ainsi, la diplomatie dilatoire
(qui cherche à gagner du temps) américaine s’avère claire et plutôt cohérente
–aux erreurs d’appréciation près– après la nationalisation du canal.
Trans. : une dernière tentative de résolution pacifique du conflit est le recours aux Nations Unies, avec une série de résolution d’initiative américaine début octobre. Ainsi, Eisenhower de déclarer, le 12 à la télévision, qu’ « il semble qu’une très grande crise soit à présent derrière nous ». En fait, les principes ne sont pas adoptés le 13, peut-être car les Etats-Unis entendent à la fois maintenir leur amitié avec les alliés et laisser ouverte leur option avec le groupe des non-alignés.
III L’endiguement
contourné
Le 29 octobre Israël envahit le Sinaï.
a) L’intervention
Rapidement, Eisenhower et les Etats-Unis, non informés de l’opération, prennent position par rapport à cet événement. Ce « sursaut de vertu offensée » est surprenant. Eisenhower déclare le 31 octobre lors d’une allocution à la télévision :
« De même qu’il est du droit manifeste de n’importe laquelle de ces nations de prendre de telles décisions et mesures, de même il est de notre droit –si la sagesse nous le dicte– d’en juger autrement. Nous croyons que ces mesures ont été prises à tort. Car nous n’approuvons pas l’emploi de la force comme moyen sage et adéquat de régler les différends internationaux. »
Les Etats-Unis soumettent en même temps aux Nations Unies une résolution, invitant « les forces israéliennes à se retirer immédiatement derrière les lignes d’armistice reconnues ».
Le 2 novembre, pour la première et unique fois, les Américains votent avec l’URSS contre leurs proches alliés.
Les Etats-Unis considèrent en effet l’entreprise franco-britannique trop mal préparée.
b) Des
justifications
Mais d’autres justifications sont perceptibles. Elles correspondent à trois principes.
D’abord, les obligations américaines envers ses alliés s’en tiennent scrupuleusement à des limites juridiques. Ainsi Eisenhower, le 31 octobre 1956, « il ne peut y avoir de paix sans le droit. Et il ne peut y avoir de droit si nous devons invoquer un code de conduite international envers ceux qui s’opposent à nous et un autre envers nos amis. »
Ensuite, le recours à la force par une quelconque nation n’est admissible qu’en cas d’autodéfense. Dulles renvoie là à la charte des Nations Unies.
Enfin et surtout, les Etats-Unis ont une aspiration à avoir le leadership du monde en développement. Nixon (vice-p), le 2 novembre, « pour la première fois, nous avons fait preuve d’indépendance à l’égard de la politique anglo-française envers l’Asie et l’Afrique, qui nous paraissait exprimer la tradition coloniale. »
c) Des
implications
Deux principales implications :
D’abord, les Etats-Unis doivent assumer l’endiguement contourné, le condominium, le fait que l’histoire retiendra une alliance est-ouest dans une crise passagère.
Ensuite, et les Etats-Unis l’assument plus facilement, Suez est rétrospectivement une étape importante dans l’ascension de l’Amérique vers le leadership mondial. Un moyen de se dégager de ses alliés. Le monde devient le terrain de jeu américain. Il n’y a plus que les Etats-Unis à l’Ouest, ils s’en rendent bien compte.
5 janvier 1957 : la « doctrine Eisenhower » : programme d’aide et de protection du Moyen-Orient face à l’agression communiste.
Attachement de l‘Amérique à « la défense de tout le monde libre ».
Ainsi, la position américaine dans l’affaire de Suez, aussi humiliante soit-elle pour ses alliés, résulte plus des choix des hommes alors à la tête de l’administration américaine, Eisenhower et Dulles, que d’une évidence diplomatique que n’importe qui aurait décidée. En observant les évènements, on peut souligner la cohérence des positions de Dulles durant l’année 1956, dans une aire géopolitique à enjeux pour les superpuissances. Certes des erreurs de jugement ont pu être commises, comme peut-être le « coup » d’Assouan, mais le choix des principes, de la morale plutôt que le choix de la force prévalent rétrospectivement à la superpuissance de l’Ouest. Car d’une part il entérine ce statut de superpuissance, et d’autre part il assure aux Etats-Unis la suprématie de la politique étrangère au Moyen-Orient à l’avenir. Au grand dam de ses alliés, ce que –semble-t-il– les leaders américains n’avaient pas prévu. En effet, d’après Kissinger, les Etats-Unis ne comprennent pas durant le conflit le caractère indélébile des conséquences que peut avoir une humiliation de ses alliés. D’où l’absence d’hésitation au moment des choix.
Bibliographie :
- Henry
Kissinger, Diplomacy, New York, Simon & Schuster, 1994, chap. 21
- Keith
Kyle, Suez, New York, St. Martin’s Press, 1991
- Pascal Boniface (sous la direction de), Atlas des relations internationales, Hatier, 1997, p. 80
Sites Internet :
- article de Britannica : http://www.britannica.com/bcom/eb/article/7/0,5716,71987+1+70161,00.html
- essai d’un étudiant (américain) sur Suez: http://history.acusd.edu/gen/text/suez.html
- textes : http://hypo.geneve.ch/www/cliotexte/html/crise.suez.1956.html
- bonne carte du Monde Diplomatique : http://www.monde-diplomatique.fr/cartes/procheorient1956